Pierre Vermeren est Professeur d'histoire en classes préparatoires
HEC au Lycée Descartes depuis 1996. Il est l'auteur d'une thèse d'histoire
sur La formation des élites par
l'enseignement supérieur au Maroc et en Tunisie au XXe siècle (février
1999, Paris VIII; elle sera publiée au Maroc en octobre 2001, Éditions Alizés).
Il est aussi l'auteur du livre, Le Maroc en transition, La découverte,
collection Cahiers libres, Paris, mai 2001
Ce court texte voudrait resituer dans le temps historique séculaire l'évolution de l'enseignement français au Maroc. L'engouement des écoliers marocains et de leurs familles en direction de l'enseignement français est le fruit d'une histoire longue, dont les fondements semblent d'autant plus importants, que l'école française au Maroc a d'abord été interdite aux Marocains. Ce sont les Jeunes Marocains de l'entre-deux-guerres, à commencer par une élite de bacheliers pionniers, qui, ayant réussi à forcer les portes de la forteresse puis à embrasser de brillantes études, ont suscité un véritable engouement auprès de leurs compatriotes, en particulier dès l'après-guerre. Cette conquête d'une école d'abord interdite - car les collèges musulmans devaient seuls accueillir les musulmans - est selon nous la clef d'une histoire qui se perpétue jusqu'à nos jours. Ce texte est écrit à partir d'une thèse de doctorat d'histoire sur les élites marocaines et l'enseignement.
L'enseignement français au Maroc
est en réalité présent depuis la seconde moitié du XIXe siècle, période
durant laquelle il relevait des congrégations religieuses. C'est avec l'avènement
du Protectorat en 1912 qu'est créé un système d'enseignement français
public et laïc. Sous la responsabilité du Résident général Lyautey a été
mis en place au Maroc par Gaston Loth un Service de l'enseignement, qui
s'inspirait d'ailleurs du modèle pratiqué précédemment par le même
fonctionnaire dans la Régence de Tunis. De 1688 élèves dès 1912, ce système
d'enseignement vit ses effectifs s'élever à 15 096 dix ans plus tard.
Entre-temps, le Service de l'enseignement avait été transformé en 1915 en
Direction de l'Instruction Publique (DIP) par Gaston Loth.
Il faut souligner que dès les
premières années du Protectorat, une poignée de jeunes notables marocains
était scolarisée dans ses écoles. Dès la fin de la Première guerre
mondiale, toutes les villes marocaines étaient dotées d'une ou plusieurs écoles
primaires, tandis que vers 1919 était créé à Rabat le Lycée Gouraud,
premier établissement secondaire français au Maroc.
Au départ, cet appareil scolaire visait à "franciser les Européens
"du Maroc, à travers l'école primaire, mais aussi à garder les postes
de direction pour les "vrais Français", grâce au Lycée. Quant aux
Marocains, il faut rappeler que le Traité de Fès avait prévu que le
Protectorat engage des "réformes scolaires "pour les musulmans.
Lyautey se forgea une conception très précise de sa mission puisqu'il
entendait associer "l'élite marocaine à la rénovation du
Maghzen". L'école était dans cette perspective essentielle pour réaliser
son projet politique. À partir de 1920, il élabora avec le nouveau Directeur
de l'enseignement arrivant de Madagascar, Georges Hardy, un système
d'enseignement pour les musulmans, afin de "donner à l'élite les moyens
de sa réforme". Estimant que la rénovation des écoles musulmanes
traditionnelles était chose trop complexe, il décida de créer de nouveaux
établissements pour les enfants de l'élite marocaine.
De là sortirent les écoles de
fils de notables et les deux grands collèges musulmans de Fès et Rabat,
Moulay Idriss et Moulay Youssef (créés dès 1916). S'il s'agissait, selon
les termes de G. Hardy, de forger "une élite trait d'union entre la
masse indigène et les Français", il ne s'agissait en aucun cas de
permettre à ces jeunes élites de s'engager dans la voie du baccalauréat,
qui risquait de les conduire à des études supérieures en Métropole, et
par-delà, à une situation de concurrence avec les hauts fonctionnaires et
cadres français du Protectorat. Si bien que les deux collèges musulmans (qui
seraient quatre en 1939, dont le collège berbère d'Azrou) ne préparaient ni
au certificat d'études ni au baccalauréat, mais au certificat d'études
musulmanes (premier cycle) et au diplôme d'études musulmanes (second cycle).
Pourtant, lorsque la première promotion des diplômés sortit en 1921-22 (ils
n'étaient d'ailleurs que quelques unités), se posa immédiatement le problème
de leur devenir et de leur affectation. Lyautey en affecta quelques-uns à son
service, puis il essaya de les intégrer à l'Institut des Hautes Études
Musulmanes de Rabat (IHEM)…
Mais ces jeunes élites avaient le sentiment d'avoir été conduit dans
une voie secondaire, enfermé dans des études musulmanes et linguistiques
(notamment arabes) qui ne permettaient pas de jonction avec l'Université française.
Le verrou du baccalauréat interdisait toute passerelle. Si bien que certaines
familles tentèrent dès le départ d'inscrire leurs enfants dans les écoles
et lycées français (20 élèves en 1920, 18 en 1928), mais le Protectorat
freinait des quatre fers. Il y eut alors la tentative de constituer des écoles
libres dispensant un enseignement bilingue (10 écoles et 1500 élèves dès
1935), mais le manque d'enseignants était criant. Si bien que ce furent les
collégiens et une poignée de jeunes bacheliers et étudiants étant passés
à travers les mailles du filet qui organisèrent la conquête de
l'enseignement français…
Dans un premier temps, les
Marocains imposèrent à la direction des collèges musulmans l'apprentissage
de la langue française. Dès 1920 fut ainsi instituée à Moulay Idriss une
instruction en français, comprenant notamment des cours d'histoire et de
sciences en français. Mais dans les années trente, une fois surmontées les
premières appréhensions vis-à-vis de "l'enseignement des chrétiens",
les Jeunes Marocains réussirent à imposer la transformation des collèges en
Lycées. Le mouvement fut lent et très difficile à imposer aux autorités
protectorales.
E
n réalité, c'est la pression musulmane qui contraignit le Protectorat
à bouger. Car non seulement quelques dizaines d'élèves s'étaient inscrits
dans les écoles françaises du Maroc, et notamment au Lycée Gouraud, mais
devant la fermeture de leurs portes, des familles marocaines décidèrent
d'envoyer directement leurs élèves en Métropole, voire au Proche-Orient
sous Protectorat britannique. Ainsi, dès 1928, il y avait 10 Rbatis au Caire,
et bientôt plusieurs en Palestine, tandis qu'en 1933, ils étaient 20 à
Paris, dont 13 étudiants déjà bacheliers. Le risque était grand de voir
ces jeunes gens nouer des contacts avec les milieux du nationalisme arabe, ce
qui ne manqua pas de se faire, notamment autour des personnalités d'Ahmed
Balafrej et de Belhassen el Ouazzani.
Face à la montée du nationalisme
politique marocain qui commençait à se structurer en ce début des années
trente, notamment avec l'affaire du Dahir berbère, les autorités coloniales
furent amenées, la mort dans l'âme, à ouvrir plus largement les portes du
baccalauréat aux musulmans du Maroc. Elles espéraient ainsi retenir ces élèves
au Maroc, et ainsi mieux les contrôler. Dès 1930 fut ainsi créée une
nouvelle section dans les collèges qui préparait au baccalauréat. Un cadre
légal fut par ailleurs donné à la présence des élèves musulmans dans les
lycées français.
Désormais, les collégiens de la
filière du baccalauréat passaient leurs six premières années
d'enseignement secondaire au collège, puis intégraient le lycée pour la
classe de terminale. Il va sans dire que le succès de cette filière fit peu
à peu tomber en désuétude la filière du diplôme d'études musulmanes. Dès
1938, il y avait 366 élèves musulmans dans les lycées français. En 1935,
14 élèves musulmans passèrent la première partie du baccalauréat, et 11
la seconde partie. En 1938, Mehdi Ben Barka décrochait son bac mathélem à
Gouraud.
Après la guerre, les temps avaient
changé au point que la DIP lança un grand plan décennal de scolarisation
des Marocains musulmans. Les appréhensions de l'avant-guerre étaient oubliées,
et les collèges musulmans furent de fait transformés en lycées. Trois
nouveaux collèges furent créés, dont deux pour les jeunes filles
musulmanes. Désormais, les collèges, qui avaient rang de lycée, étaient réservés
aux musulmans, et accueillaient une population croissante (Moulay Idriss avait
940 élèves en 1955-56), tandis que les lycées étaient plutôt destinés
aux élèves européens. En réalité, eux aussi accueillaient des élèves
marocains, musulmans et israélites, en nombre croissant, tant la pression était
forte. En 1953-54 par exemple, le lycée Lyautey de Casablanca comptait 13 %
d'élèves musulmans, soit 243 élèves…
Les Marocains avaient donc réussi
à faire prévaloir leurs vues aux autorités du Protectorat, et lorsque
celui-ci prit fin en 1956, le Maroc comptait 640 bacheliers complets
musulmans, et 755 israélites.
L'indépendance du Maroc en 1956
entraîna un profond changement dans l'appareil éducatif français au Maroc.
La convention culturelle de 1957 signée par les deux gouvernements marocain
et français perpétua l'enseignement français au Maroc sous le terme de
Mission Universitaire et Culturelle Française au Maroc. La plupart des établissements
scolaires furent rétrocédés au Maroc, à l'exception de sept établissements
secondaires, dont les lycées Gouraud et Lyautey, et de plusieurs dizaines d'écoles
primaires. On parla désormais des établissements de la Mission.
Dans le même temps, le Maroc
manquant cruellement de diplômés et d'enseignants, continua à faire appel,
et pour une vingtaine d'années, à des milliers de coopérants pour enseigner
dans ses écoles publiques (ils étaient encore 8500 dans l'enseignement
secondaire en 1969-70). Dans le même temps, et au fur et à mesure que
partirent les Européens du Maroc, on assista à une marocanisation croissante
des effectifs scolaires de la Mission. Mais il faut souligner l'étonnante
stabilité des effectifs marocains au sein de la Mission, de 13 965 élèves
en 1958, ils se stabilisèrent à 9788 élèves en 1967, pour remonter légèrement
à 11 087 en 1979-80 (chiffre toujours équivalent aujourd'hui). Pourtant,
cette stabilité numérique s'accompagne d'une part relative de plus en plus
forte : 28,5 % des effectifs de la Mission en 1958, 37 % en 1967, 50 % en
1979.
À partir des années soixante-dix
toutefois, la Mission changea de nature, et sa place dans le système scolaire
du Maroc fut réaménagée. Le départ de la majorité des coopérants français
des lycées publics marocains de 1977 à 1979 fut concomitant de
l'instauration de frais de scolarité dans les établissements français en
1978. La mission était désormais le principal secteur d'enseignement
francophone au Maroc, dans la mesure où le retour de l'Istiqlâl au pouvoir
en 1977 marqua le début de l'arabisation des établissements secondaires
marocains. En 1989, toute la filière du baccalauréat marocain était arabisée.
De nombreux parents ayant reçu une scolarité en français dans les établissements
de la Mission ou du public, voulaient que leurs enfants bénéficient du même
enseignement.
Si bien que les établissements de
la Mission, devenue AEFE en1990 (Agence de l'Enseignement Français à l'Étranger),
durent faire face à une pression croissante de demandes de scolarisation.
Aujourd'hui, ce sont environ 750 enfants qui intègrent chaque année
les établissements de l'AEFE aux termes de multiples examens. L'effectif est
étroit dans un Maroc qui compte près de 30 millions d'habitants. D'après
nos calculs, la proportion des enfants marocains suivant leur scolarité dans
le système français est tombée de 1,18 % en 1959 à 0,22 % en 1999. C'est
pourquoi d'autres établissements français tentent d'accueillir certains éconduits
d'un système très saturé, en particulier ceux de l'OSUI.
Si l'on veut retenir l'essentiel de cette histoire, il nous semble que
les permanences historiques sont assez frappantes. Elles renvoient à la
"politique des égards" menée par Lyautey dès les débuts du
Protectorat, et à l'attitude des musulmans marocains si avides d'enseignement
français. C'est comme si les débuts du Protectorat avaient cristallisé pour
un siècle, par-delà les vicissitudes de l'histoire, les caractéristiques de
l'enseignement français au Maroc à destination des Marocains. Comme le
voulait Lyautey, cet enseignement a formé durant un siècle une élite numériquement
restreinte, mais qui contribua grandement à façonner le Maroc d'aujourd'hui.
D'autre part, les élites marocaines ont réussi, aux termes d'années de
lutte, à s'approprier cet enseignement français, qui, de machine à
franciser les Européens, est devenu au fil des décennies, un système qui
participe pleinement à la formation des élites modernes du Maroc.
Pierre Vermeren, mai 2001.